Tunis — Le spectre de l’assèchement des liquidités ne cesse de planer sur le secteur bancaire en Tunisie. Cela est dû, selon les experts, à une « opération de pompage » menée par l’État, afin de répondre à ses besoins de financement, faute d’une croissance économique soutenue.
Le manque de liquidités, lesquelles s’élevaient à 10708 millions de dinars le 28 février 2020, selon des données de la banque centrale de Tunisie (BCT), ne permet pas de fournir des prêts aux opérateurs dans les secteurs économiques, l’agriculture, l’industrie et le consommateurs dans un pays qui compte 42 établissements bancaires, et ce, malgré les tentatives de la BCT de rassurer les marchés, concernant sa capacité d’injecter des finances dans le marché avec un taux d’intérêt principal de 7,85% actuellement.
Ce taux demeure en dessous de la capacité des opérateurs économiques, des familles et des individus, si on y ajoute les marges d’intérêt des banques et des établissements financiers qui dépassent 5% dans certains cas. Cette situation est imputable, principalement, à la régression du taux d’épargne en Tunisie, qui est passé d’une moyenne de 21% du PIB avant 2010 à 8,2% actuellement, sous l’effet de l’érosion du pouvoir d’achat des citoyens et la dégradation de la situation des entreprises suite à la dépréciation du dinar et la hausse du taux d’inflation déterminé par l’inflation importée ou les coûts à l’import.
La BCT s’est attachée, à travers le resserrement de la politique monétaire, à maîtriser la hausse sans précédent du volume global du refinancement, pour le faire baisser de 15,8 milliards de dinars fin 2018 à 11,5 milliards de dinars à la fin 2019, sachant que le volume global du refinancement a frôlé les 10,4 milliards de dinars le 29 janvier 202, selon la note de l’institut d’émission. À travers ce papier étayé d’états financiers officiels et d’avis d’experts, l’agence TAP tente de dévoiler les dessous de l’apparition de ce spectre d’assèchement bancaire et ses impacts aussi bien sur l’économie nationale que sur les consommateurs.
« L’Etat pompe l’argent des banques »
Le spécialiste en économie politique et développement, Jamel Aouididi, considère que le problème des liquidités, s’est amplifié dès lors que la BCT, sous la pression du Fonds Monétaire International (FMI), a décidé d’imposer une réduction du taux du remboursement des crédits de 150% des réserves à 120%, dans le but d’intensifier la pression sur le système des crédits afin de créer un équilibre avec les dépôts, selon les normes internationales, notamment les normes « bale ».
Il estime que cette décision n’est pas venue à point nommé, d’autant plus que le besoin se fait sentir actuellement sur l’octroi de crédits suite à la dégradation de la valeur de la monnaie nationale, ce qui demande de fournir plus de liquidités afin de garantir l’importation des produits nécessaires (les matières premières destinées à la production et à la consommation).
D’après lui, cette procédure, a poussé les banques à réduire la valeur des crédits octroyés auparavant à leurs clients dans les secteurs productifs, d’où le blocage de la roue économique en Tunisie. Il a ajouté que l’origine de ce spectre revient au changement du statut de la BCT (loi n°35 de l’année 2016), surtout le paragraphe 4 de l’article 25, qui stipule que « la Banque Centrale n’est pas autorisé à permettre à la trésorerie de l’État d’accéder à la liquidité ou aux crédits à des taux d’intérêt quasiment nuls ».
L’expert a souligné que ladite loi, perçue comme outil pour la concrétisation de l’indépendance de la BCT, est « un cadeau octroyé aux établissements financiers ». Et d’ajouter que les banques récoltent d’importants revenus tirés principalement des crédits octroyés à l’État soit en devises ou en monnaie locale avec la prise en charge des risques du prix de change par l’État d’où l’accumulation des dettes publiques qui dépassent la barre de 72,7%.
L’expert a, dans ce sens, fait observer que les bénéficies des banques publiques et privées se sont fortement accrus. Le secteur bancaire a réalisé un taux de croissance entre 11% et 21% en 2017, alors que le taux de croissance du PIB était aux alentours de 1,8% seulement. Ce qui affirme que le secteur bancaire tire son épingle du jeu en gagnant des bénéfices au grand dam des autres secteurs productifs, à l’instar de l’agriculture et l’industrie.
Mais pour lui, le grand risque réside dans le fait que les banques tendent à l’investissement dans les besoins de l’État tant au niveau des crédits que de la liquidité financière assurément payés par l’État au lieu d’investir dans les secteurs productifs qui confrontent les banques aux risques de non remboursement, surtout face à la propagation du phénomène de l’importation anarchique ou de contrebande.
La valeur des montants échangés hors du secteur structuré s’est élevé en 2019 à 4 milliards de dinars. Ces montants ont été échangés pour la plupart dans les régions frontalières et dans le domaine du tourisme, selon les dires du gouverneur de la BCT, Marouane Abbassi, lors d’une séance d’audition à l’ARP le 25 février 2019.
IL a estimé que la valeur des crédits octroyés annuellement par les banques et les établissements financiers aux secteurs économiques, oscillent entre 5 et 6 milliards de dinars et sont répartis inéquitablement entre les secteurs des services, surtout le commerce (importation des voitures et produits électroménagers..) qui détient 23%, alors que la part du secteur agricole ne dépasse pas les 4,2%, dont la moitié a été consacré aux équipements agricoles et des primes directes pour les agriculteurs productifs.
Le statut de la BCT, promulgué après la privatisation de plusieurs banques publiques (Banque du Sud, UIB, BTKD, devenue BTK, l’UBC, la BT, la Banque tuniso-qatarie d’investissement et la Banque Zitouna) a été fait sur mesure pour le secteur bancaire et plusieurs banques étrangères, notamment françaises en ont profité.
Et l’expert de poursuivre que ces banques ont transféré leurs recettes vers leurs pays comme le prévoit la loi sur l’investissement en Tunisie, ce qui a porté préjudice « aux réserves en devises », explique-il, s’interrogeant sur l’intérêt de la privatisation de ces banques et leur impact sur l’économie productive et l’hémorragie des réserves en devises, provenant désormais et principalement d’un endettement onéreux. En dépit de cette situation qui s’inscrit dans le cadre de la quête de l’investissement direct étranger, l’orientation vers le financement du trésor public à la recherche de gains garantis, place de plus en plus, l’économie nationale face à une stagnation totale de la croissance (1% en 2019 contre des prévisions de 3,1% dans la loi de finances 2019), a-t-il dit.
« Cette stagnation, découlant de l’orientation des ressources financières vers le financement des besoins du trésor à la place des secteurs productifs, aura à moyen et long termes un impact nocif sur le processus de développement aussi bien aux niveaux économique que social et partant sur la montée du chômage », a-t-il ajouté. Pour l’expert et universitaire Ridha Chkandali, « en empruntant régulièrement auprès des banques, l’État est devenu, un concurrent pour les secteurs productifs ». Or, observe-t-il, les banques sont appelées aujourd’hui, à orienter leurs crédits vers le financement des projets d’investissement.
« Le recours de l’État aux emprunts bancaires porte préjudice à l’économie nationale, d’autant que ces financements ne sont pas orientés vers les secteurs économiques », affirme-t-il. Concernant les crédits en devises accordés par les institutions financières à l’État, il a fait remarquer que ces devises proviennent des dépôts placés par les Tunisiens à l’étranger, s’interrogeant sur la capacité de l’État à rembourser ces prêts en devises.
«Les réserves en devises d’un pays demeurent tributaires de l’amélioration de ses exportations, de l’investissement étranger et de la croissance économique », indique-t-il. La faiblesse de L’Épargne confronte les banques à une pénurie durable de liquidités S’agissant de la baisse du niveau des liquidités des banques, elle est due selon l’expert économique Mohsen Hassen, à plusieurs facteurs, dont la politique monétaire traditionnelle adoptée par la BCT qui a procédé à l’augmentation du taux directeur à trois reprises.
À cet égard, la faiblesse continue de l’épargne nationale (moins 9% du PIB actuellement, contre 21% en 2010) met les banques tunisiennes face un danger sérieux de manque de liquidités et d’incapacité à financer aussi bien l’investissement que la consommation, précise Hassen à l’Agence TAP. Le manque de liquidités est évalué à partir de l’intervention quotidienne de la Banque centrale, laquelle a atteint l’année dernière 16 milliards de dollars, ainsi que par rapport à la capacité des banques à financer l’investissement.
Pour faire face à cette situation, Hassen appelle à l’adoption de politiques favorisant l’épargne des citoyens et des entreprises, au renforcement des capacités des banques à mobiliser l’épargne à travers des moyens logistiques et des produits bancaires, ainsi qu’à la réduction de l’économie parallèle et le système bancaire parallèle. Il faut avoir une politique claire dans ce domaine à travers l’adoption de la loi d’amnistie sur les délits de changes et l’autorisation de l’ouverture de comptes en devises aussi bien pour les Tunisiens que pour les étrangers.
Parmi les solutions pour consolider les liquidités du secteur bancaire, l’expert recommande l’adoption d’un taux d’intérêt susceptible d’encourager l’épargne bancaire et l’octroi d’avantages fiscaux aux épargnants (épargne logement, études, investissement), estimant que le renforcement des systèmes d’assurances-vie et l’encouragement des fonds de retraite à s’orienter vers l’investissement, est à même de développer l’épargne notamment celle à long terme.
Traduction Nourddine Bokri, Marwa Ben Abdenebbi et Nedra Boukesra