Philippe de Veulle *, défend cinq familles des vingt-deux victimes de l’attentat du Musée national du Bardo. Le 18 mars 2015, deux terroristes avaient fait irruption dans ce grand musée à la banlieue de Tunis, tuant ainsi 21 touristes, un policier tunisien et les deux terroristes abattus lors de l’assaut des forces de sécurité.
Mais depuis qu’il s’est plongé dans ce dossier sensible, Me de Veulle s’est engagé dans une défense de rupture, mettant en cause «des manquements sécuritaires de l’Etat tunisien».
— Philippe de Veulle (@PDVeulle) July 12, 2021
«Sur les quatre gardes affectés ce jour-là à la surveillance du musée, trois effectuaient leur pause de midi, le quatrième était malade. S’ils avaient été tous en poste, il y aurait eu moins de victimes», explique-t-il.
«Je voudrais que la France demande des comptes au président tunisien », martèle l’avocat français.
Dans l’affaire de l’attentat sanglant du Musée du Bardo, le juge d’instruction du pôle anti-terroriste chargé de l’affaire, Béchir Akremi était dans votre ligne de mire. Vous êtes parti en guerre contre lui, dénonçant ses supposées sympathies islamistes. Vous en êtes toujours convaincu ?
Me Philippe de Veulle : Une fois mandaté par mes clients du Loiret (département faisant partie de la région Centre-Val de Loire en France) en avril 2015, j’ai commencé à étudier ce dossier et tout d’abord, j’ai été surpris par le manque de mesures de sécurité déjà en place au Musée du Bardo, alors que la menace terroriste était très élevée. Le jour de l’attentat, il n’y avait qu’un garde non-armé, alors qu’il était prévu d’en répartir quatre.
Puis, l’enquête a été diligentée, et six présumés complices terroristes arrêtés par la police anti-terroriste sont aussitôt relâchés par la Garde Nationale sur ordre de Béchir Akrémi, juge d’instruction chargé de l’affaire au moment des faits, au motif que les aveux ont été extorqué sous la torture. Alors que cela n’a jamais été prouvé.
J’ai même produit une vidéo dans le site français « Atlantico », de l’interrogatoire de l’un des complices totalement serein et apaisé face aux enquêteurs.
Par la suite, une équipe de journalistes a réalisée une enquête très minutieuse, prouvant que le juge Béchir Akrémi avait refusé d’autoriser une équipe française d’enquête puisse se rendre sur les lieux de l’attentat.
Cette enquête publiée dans le magazine « Sang Froid », par les deux journalistes, révèle ce qu’ils appellent les curieux « ratés de la justice tunisienne »… dans un article très détaillé de 12 pages, en mars 2017.
Ensuite, j’ai appris l’incarcération de deux policiers syndicalistes, Walid Zarouk et Issam Dardoui, pour avoir dénoncé à l’époque les agissements de ce juge sur des faits de destruction de preuves importantes sur le mode d’organisation de cet attentat: caches d’armes, des éléments matériels, etc.
D’autant plus, que les fadettes (factures détaillées mensuelles des communications téléphoniques) des six terroristes étaient concordantes entre elles sur le mode de repérage des lieux de l’attentat et surtout des deux terroristes islamistes présents sur place au moment des faits. On ne peut pas torturer des lignes de téléphone portable!
D’autres éléments d’enquête ont aussi démontré les liens entre juge Béchir Akrémi et le parti islamiste Ennahda par le biais de son épouse. Tous ces faisceaux d’indices m’ont évidemment mis un doute très sérieux sur son intégrité.
J’ai tenté en vain de prévenir la justice française qui était en « enquête miroir » pour les victimes ressortissantes françaises ainsi que les autorités politiques au plus haut niveau de la République française…
Aucuns de mes confrères français n’ont voulu s’aligner, hélas, sur mes accusations… Cela fait six ans, aujourd’hui, que je dénonce sans cesse cette curieuse « affaire d’état »…
Le juge Béchir Akremi accusé d’avoir des sympathies avec le mouvement islamiste Ennahda a été suspendu de ses fonctions par le conseil de la magistrature Tunisien et des poursuites judiciaires devraient être enclenchées contre lui dans le dossier de l’assassinat de Mohamed Brahmi et Chokri Belaid. Ça vous étonne une telle décision?
PDV : Je salue le courage et la détermination de mes confrères tunisiens et du comité de soutien de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, tous deux victimes du terrorisme islamiste.
Je n’ai pas pu m’associer à eux, car en tant qu’avocat français, je n’ai pas été mandaté par aucun des ayants droits. Mais tout le monde connaissait mes positions à l’égard de ce juge d’instruction Tunisien pour avoir donner de nombreux interviews à ce sujet.
Maintenant que le Conseil de l’ordre judiciaire l’a suspendu, je pense que c’est une première victoire de la justice en Tunisie, mais cela ne reste qu’une première étape pour un chemin encore plus long.
Au regard du droit, le juge Béchir Akrémi reste présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit condamné. Il appartient donc au parquet saisi de faire une enquête sérieuse et impartiale afin de mettre la lumière et étayer ce rapport accablant des magistrats tunisiens concernant ce juge. Il y a de la matière, … à mon avis.
En février 2018 votre confrère Marcel Ceccaldi a fait une déclaration fracassante en prononçant cette phrase: « C’est des voyous qui gouvernent la Tunisie, aujourd’hui !» Partagez-vous ce sentiment avec lui aujourd’hui ?
PDV : Je ne démentirai pas les propos de mon confrère. Mais il aurait fallu qu’il étaye ses dires avec plus d’éléments de preuve. Car dans ce genre de déclaration, si vous n’apportez pas des éléments matériels sérieux, elles peuvent être facilement écartées d’un revers de main et affaiblir une réalité.
Selon les éléments dont je disposais, je pourrais accuser la justice tunisienne de partialité et de liens avéré avec les islamistes au pouvoir depuis la chute de l’ancien régime. D’ailleurs je n’ai jamais été attaqué en diffamation ou contredit de manière officielle.
Une fois un haut fonctionnaire du quai d’Orsay français m’avait dit au téléphone: « Vous êtes bien courageux Maître, mais bien seul ! »
Vous avez eu affaire avec la justice tunisienne dans plusieurs dossiers quel regard portez-vous sur elle si on vous demande d’établir un l’état des lieux?
Tout le monde connait mon avis sur la justice tunisienne depuis l’affaire de l’attentat du musée du Bardo. Il est clair, que l’appareil judiciaire en Tunisie a été infiltrée par les islamistes, au même titre que certains services de sécurité (ndlr: le Ministère de l’Intérieur). Seule l’armée a été épargnée, me semble-t-il.
Le président Tunisien Kaïs Saïed en est conscient et sa tâche politique est complexe et périlleuse dans ce contexte de crise sanitaire touchant son pays. Mais il appartient au peuple tunisien d’apprendre de ses erreurs et de reprendre son destin en main d’une manière digne et fière!
Je ne peux pas plus m’immiscer dans la vie politique tunisienne. Je suis évidemment lié par les souffrances de mes clients et du préjudice qu’ils ont subi du fait des turpitudes d’un système judiciaire partiale et politisée dans son fonctionnement au plus haut niveau…
L’ONG « I Watch » a appelé à « une véritable action pour sauver le service judiciaire, renforcer son indépendance et rétablir la confiance des citoyens en la justice ». Vous nous préconisez quoi à votre avis pour une justice exemplaire ?
PDV: Je soutient et félicite l’action de l’ONG « I Watch ». On peut dire que la suspension du juge Béchir Akrémi et de sa mise en cause est une première victoire pour vous tous.
Toutefois ce n’est qu’un début. Il est clair qu’un gros chantier doit être mis en place pour restructurer de fond en comble l’appareil judiciaire. Il en va de son bon fonctionnement institutionnel et de sa réputation.
Il y’a plusieurs pistes pour réformer une telle autorité. Déjà la première est d’écarter les juges compromis et non-intègres en qui pèsent de gros soupçons de corruption ou autres.
Ensuite, il y’a le recrutement et la formation qui doivent se faire avec un contrôle strict et continu. Il faut établir un vaste programme bien étoffé . Pour le moment souhaitons ensemble à la Tunisie de sortir de sa double crise sanitaire et politique qui la frappent actuellement…
* Me Philippe de Veulle, avocat au Barreau de Paris, défend depuis maintenant deux ans plusieurs victimes françaises de l’attentat du musée du Bardo en Tunisie, qui a eu lieu le 18 mars 2015. L’attaque avait fait 22 morts et 45 blessés.
Propos recueillis par Hannachi Issam